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Saturday, January 30, 2010
WAR CITY / QUAND LA VILLE EST NIÉE
Les photos ci-dessus sont extraites d'un document intitulé "Lethal Theory" écrit par le théoricien et architecte israélien Eyal Weizman, dont je vous ai déjà parlé là et là.
Son article - à la fois terrifiant et passionnant - explique comment en 2002 lors de l'assaut lancé par Tsahal contre camp de réfugiés de Balata et contre la casbah de Naplouse dans le cadre de l' opération Rempart, l'armée israélienne a refusé de s'engager dans des combats de rues, et à assurer son avance en passant à l'intérieur des maisons.
Une stratégie qui a consisté à casser des murs à travers des dizaines de demeures civiles, et qui est expliquée et justifiée de façon assez stupéfiante dans cette video "Moving throug walls".
Vous trouverez ci-dessous des extraits du texte de Weisman sur la tactique de Tsahal, et que vous pouvez lire en français et in extenso là sur le site boiteaoutils.
"La manœuvre conduite par des unités de l’armée israélienne, au cours de l’attaque visant la ville de Naplouse en avril 2002, a été décrite par son commandant, le général Aviv Kochavi, comme relevant d’une « géométrie inverse » qu’il présentait comme une réorganisation de la syntaxe urbaine au moyen d’une série d’actions micro-tactiques.
Pendant l’attaque, les soldats se déplaçaient à l’intérieur de la ville à travers des « tunnels en surface » découpés dans un tissu urbain très dense. Plusieurs milliers de soldats israéliens et des centaines de guérilleros palestiniens manœuvraient simultanément dans la ville, mais ils se fondaient dans ce tissu urbain au point que la plupart n’auraient pas été visibles, fût-ce un court instant, depuis une perspective aérienne.
En outre, les soldats n’utilisaient pas souvent les rues, les routes et les ruelles ou les cours qui constituent la syntaxe de la ville, et pas non plus les portes extérieures, les cages d’escalier intérieures, ni les fenêtres qui constituent l’ordre des bâtiments ; ils se déplaçaient plutôt horizontalement à travers les murs mitoyens, et verticalement à travers des trous, en faisant sauter plafonds et planchers."
"Cette forme de mouvement relève d’une tactique que l’armée désigne, selon des métaphores empruntées aux comportements collectifs du monde animal, comme l’essaimage ou l’« infestation ». Parce qu’elle consiste à se déplacer à travers des bâtiments privés, cette manœuvre transforme l’intérieur en extérieur et les espaces privés en voies de communication. Les combats se sont déroulés dans des salons à moitié démolis, des chambres à coucher et des couloirs des habitats précaires des réfugiés, où la télévision pouvait très bien continuer d’émettre et la casserole demeurer sur le feu.
Au lieu d’obéir aux démarcations spatiales conventionnelles, le mouvement des troupes devenait constructeur d’espace et l’espace se constituait comme un événement. Ce n’était pas l’ordre de l’espace qui commandait les motifs du mouvement mais le mouvement qui produisait et pratiquait l’espace autour de lui. Le mouvement à trois dimensions, à travers les murs, les plafonds et les planchers, à travers le volume urbain, réinterprétait, court-circuitait et recomposait à la fois les syntaxes architecturales et urbaines.
La tactique consistant à « passer à travers les murs » impliquait une conception de la ville non seulement en tant que site, mais à proprement parler en tant que médium de la guerre - une matière flexible, quasi liquide, constamment contingente, en état de flux permanent."
"Selon le géographe Stephen Graham, un vaste « champ intellectuel » international, ce qu’il a appelé un « monde fantôme d’instituts et de centres de formation en recherche militaire urbaine », s’est mis en place depuis la fin de la guerre froide afin de repenser les opérations militaires en territoire urbain.
(...) Afin de comprendre la vie urbaine, les soldats - les praticiens urbains d’aujourd’hui - suivent des cours intensifs pour maîtriser des matières telles que l’infrastructure urbaine, l’analyse des systèmes complexes, la stabilité structurelle, les techniques de construction, et recourent également à une grande variété de théories et de méthodes élaborées dans les sphères universitaires civiles contemporaines. Il y a donc une nouvelle relation qui voit le jour dans un triangle de trois composantes étroitement liées : les conflits armés, le bâti et le langage théorique conçu pour les conceptualiser."
"Si le fait de se déplacer à travers les murs est conçu par l’armée comme une réponse « humaine » à la destruction gratuite de la guerre urbaine traditionnelle, et comme une alternative « élégante » à la destruction urbaine à la Jénine, c’est parce que les dégâts qu’elle provoque sont souvent cachés à l’intérieur des habitations.
La pénétration inattendue de la guerre dans le domaine privé du domicile a été vécue par les civils en Palestine, comme en Irak, comme la forme la plus profonde de traumatisme et d’humiliation. Comme les guérilleros palestiniens manœuvraient eux aussi à travers les murs et via des ouvertures pré-planifiées, la plupart des combats se sont déroulés chez des particuliers. Certains bâtiments étaient de véritables gâteaux fourrés, des soldats israéliens se retrouvant parfois au-dessus et en dessous d’un étage où des Palestiniens étaient pris au piège."
(...) "Au cours de notre entretien, Kochavi revenait sur la manière dont l’armée israélienne percevait et employait le concept : « Une armée d’État qui affronte un ennemi disséminé, des bandes en réseau, sans organisation rigide [...] doit se déprendre des vieilles conceptions de lignes droites, d’alignement des unités, des régiments et des bataillons, [...] et devenir elle-même beaucoup plus diffuse et disséminée, flexible comme un essaim. [...] En fait, elle doit se régler sur l’aptitude à la furtivité de l’ennemi. [...] L’essaimage, tel que je le comprends, correspond à l’arrivée simultanée vers une cible d’un grand nombre de nœuds - si possible de 360 degrés - qui alors se rassemblent et se dispersent à nouveau.»
D’après Gal Hil, l’essaimage crée un « ‘bourdonnement bruyant » qui rend très difficile pour l’ennemi de savoir où se trouve l’armée et dans quel sens elle se déplace." (...)
"Dans la guerre de siège, l’ouverture d’une brèche dans le mur d’enceinte marquait la destruction de la souveraineté de la ville-État. L’«art» de la guerre de siège a toujours été lié à la géométrie des murs de la cité et au développement de technologies complexes pour s’en approcher et pour y percer des brèches. Aujourd’hui, les combats en milieu urbain ont de plus en plus à voir avec des méthodes qui permettent de transgresser les murs, les limitations incarnées par le mur du domicile privé."
En complément, et pour un éclairage un peu décalé sur ce thème de la transgression des murs, il faut lire le très bon post Nakatomi space dans lequel Geoff Manaugh fait un parallèle étonnant, et assez brillant, entre la stratégie israélienne et celle employée par John McClane dans le premier Die Hard.
Ce post est évidement directement lié à notre prochain Atelier qui se déroulera sur le thème de : Et si on s'intéressait à la façon dont les militaires pensent la ville ?