"C'est ici dans cet hôtel que j'ai aimé une femme. C'était du cinéma, je jouais l'amoureux transi, je prêtais ma voix, je jouais le rôle d'un reporter, oublié de Paris, en attente de repartir.C'est dans cet hôtel que je la rencontrais, je l'abordais au début du film.Nous étions tous les deux.Je l'hébergeais dans ma chambre et je la regardais.Les jours passaient, nous sortions dans la ville.Je parlais, elle m'écoutait.Nous étions dans la chambre à la tombée de la nuit, au moment ou la ville était si belle.Je crois qu'elle commençait à être sensible à mon attention.Mais ce n'était que du cinéma.Les gens ont cru, en voyant le film que j'étais amoureux d'une image,je crois que j'étais amoureux d'une image, une personne qui n'existait pas…!Nous tournions clandestinement, les autorités du ministère de l'information ne comprenait pas très bien notre oisiveté. Nous étions toujours fatigués et ne voulions pas sortir…Les fonctionnaires somaliens ne se doutaient pas que nous tournions le film dans nos chambres le reste de la journée…Le pays était militaire, en mal d'espionnage!Les heures de la sieste étaient les moments favoris, la ville était calme, les rues plus silencieuses, je filmais depuis le balcon en moucharabieh les petits vendeurs sous les palmiers, il faisait chaud.J'ai aimé faire du cinéma ici.J'ai aimé photographier une femme sensuelle, désirable dans sa robe d'Alexandrie.J'ai pleuré aussi quand elle était trop dure avec moi.Je m'allongeais sur mon lit et je me forçais à faire couler mes larmes.Je me vengeais une heure après en la filmant avec force.Comme jamais je n'ai filmé quelqu'un,comme jamais je n'ai filmé des jambes, un épaule, un dos, chaque cadre, chaque lumière était un désir fou…Ici dans cet hôtel de Mogadiscio, le Croce del Sud.Nous tournions dans sa chambre.C'était la plus belle chambre, j'attendais sur le balcon la lumière rose et chaude comme je le voulais.Je tournais une minute par jour.Il y avait un livre de Pavese sur la table de nuit, de la musique des Antilles sur une radio.Nous mangions le soir, dans le patio, des pâtes al dente au pied des arbres. Il faisait bon, la température était idéal, c'était Noël. Tout était si réel que les gens se perdaient en voyant des images. Et pourtant, que de moments cherchés, que de cadres douloureux…J'aurais pu tout laisser tomber… Fuir mon amour comme on fuit un amour sans espoir…Non, je continuais à filmer les détails de son corps et je pleurais le soir sur mon lit.Voilà ce que c'était de prendre trop à cœur cette histoire. Ma première histoire, mon premier film de fiction.Aujourd'hui tout est poussière, le blanc est passé, le son sauvage…!J'ai du mal à croire à tant des rêves ici dans cet hôtel, dans ce patio, avec ce vieux domestique témoin à charge…Toujours escorté de mes gardes du corps, payés par l'humanitaire. Aujourd'hui je suis en paix avec moi même, avec ce film, je ne sais pas si je retrouverai un jour tant de grâce, ces lumières sur un corps… cette liberté, ces plaisirs, cette douceur."
Lignes extraites du très beau "Afrique(s)" de Raymond Depardon à propos du bouleversant "Empty Quarter".
Passionnante analyse du film, là.