Pour prolonger mes derniers posts sur la façon dont une certaine contestation sociale peut s’exprimer à travers la mobilité, et la façon d’utiliser la voiture en particulier, je voulais vous proposer de jeter un coup d’oeil sur les lignes ci-dessus.
Elles sont signées Pascal Menoret, l’auteur de "Royaume d'asphalte" excellent livre enquête sur la façon dont une frange de la jeunesse saoudienne conteste le pouvoir à travers des rodéos automobiles clandestins à Riyad. C’est passionnant car cela dépeint en creux cette société saoudienne complètement étouffée par des principes religieux qui laisse peu de liberté à une jeunesse connectée sur le monde mais qui ne peut vivre la vie qu’elle souhaiterait mener. Les rodéos automobile ne sont que les révélateurs d’un vrai mal être.
Dans l’esprit, on est donc plus du côté de "La Fureur de vivre " et son refus des conventions dominantes que de "Fast and furious" et son apologie creuse et vaine de la vitesse.
(…)"Après minuit, Riyad ennuyeuse et disciplinée pendant la journée, devient un terrain de jeu sauvage. Selon les fans de rodéos, les heures les plus folles sont à l’aurore, entre le départ des patrouilles de nuit et l’arrivée des équipes du matin. Pendant trente à soixante minutes, les dérapages sont à leur maximum, et les accidents de la route sont les plus fréquents : la ville est pour ainsi dire hors de contrôle. Les rodéos urbains révèlent un contraste extrême entre le Riyad très policé, dont je fais l’expérience quotidienne, et une ville nocturne turbulente, affranchie du regard de l’État.
La présence des mfaḥḥaṭīn signale l’existence d’une autre géographie du pouvoir dans la capitale, une géographie où la police, d’habitude puissante, est dépassée et où l’espace fonctionnaliste de la ville marche sur la tête. L’aspect le plus fascinant des dérapages en voiture est probablement leur subversion des normes corporelles rigoureuses appliquées par l’État, la police, la police religieuse et l’"oeil soupçonneux" (naẓrat al-rība) des membres de la société sur les jeunes.
Après le boom pétrolier, l’expansion suburbaine de la capitale entraîne de nouveaux usages de l’espace urbain et modifie les pratiques et normes corporelles. Rendu plus riche par le boom et tendant vers un conservatisme moralisant, l’État saoudien impose un contrôle plus étroit des usages du corps." (…)
(…) "Puisque les moindres écarts sont criminalisés, on assiste à la prolifération de violations en tous genres. "La violence subversive réplique à la violence du pouvoir" et "la normalisation étatique impose la perpétuelle transgression". Riyad n’est pas une exception à cette règle. Des actes aussi manifestement déviants, dans le contexte saoudien, que le flirt en public, les pratiques homosexuelles ou la consommation de drogues et d’alcool deviennent autant de protestations contre les comportements stricts et l’ordre spatial promus par l’État.
Sur certaines avenues de la ville, les garçons flirtent avec les filles ou avec d’autres garçons. Ils s’interpellent de voiture à voiture, se jettent leur numéro de téléphone sur des bouts de papier ou s’envoient des SMS. Chaque nuit, sur la rue Mūsā bin Nuṣayr, surnommée "Shāre‘ ‘Aqāriyya" ("rue de l’immobilier"), dans le quartier des affaires, une parade automobile tourne lentement autour du terre-plein central et des gars de tous âges et de tous gabarits se reluquent d’une voiture à l’autre.
Les rues alentour sont transformées en un lupanar de plein air, où les garçons rencontrent des garçons avant de les conduire vers des lieux plus intimes, un parking, une chambre d’hôtel ou un terrain vague en périphérie de la ville.
En 2010, visitant Riyad quelques années après la fin de mon enquête, je descends à nouveau la rue ‘Aqāriyya. La municipalité a modifié la circulation et on ne peut plus faire demi-tour au carrefour. Il y a des caméras de surveillance, reliées au système de surveillance Sâher ("vigilant "), un logiciel policier introduit en 2010 et critiqué pour ses défauts et ses conséquences inattendues. En rendant la surveillance étatique plus visible et plus prédictible, le système crée, paradoxalement, des zones de « circulation anarchique » (fawḍa murūriya) partout où il n’est pas installé.
Alcool et drogues sont presque aussi faciles à trouver qu’un partenaire sexuel et peuvent être achetés à plusieurs endroits, pourvu qu’on ait le bon contact et une voiture pour y aller. Le captagon, une amphétamine illégale produite en Europe de l’Est et passée en contrebande à travers la Turquie, la Syrie et la Jordanie, est la drogue la plus répandue. Le haschisch, la cocaïne et l’héroïne, importés par les rives du Golfe et les montagnes du Yémen, sont très demandés aussi. Un alcool de dattes local, surnommé "al-kuḥūl al-waṭanī" ou "alcool national", est stocké et vendu en bouteilles d’eau en plastique, et sa transparence le rend indétectable à l’inspection visuelle. Vous pouvez conduire vers l’est ou le sud de Riyad, rencontrer votre vendeur et transférer quelques bouteilles de sa voiture à la vôtre. De retour à la maison, vous mélangez l’alcool à de la bière sans alcool ou à du soda, et devenez rapidement ivre. Comme on dit, ce qui est interdit est désiré (al-mamnū‘ marghūb) et Riyad est auréolée de l’attrait de l’interdit." (…)
(…) "Lorsqu’ils écrivent sur les rodéos, les journalistes saoudiens recyclent la notion de fitna (sécession au sein de la communauté des croyants) que l’État saoudien et les experts occidentaux les plus conservateurs utilisent pour dépolitiser l’activisme armé en le réduisant à une pathologie religieuse. Au début de l’année 2006, un journaliste saoudien invente l’expression : fitnat al-tafḥīṭ ou "sécession du dérapage automobile". Plus tard la même année, la télévision publique d’information al-Ikhbāriyya diffuse un documentaire sur les rodéos, al-Jarīma al-murakkaba (le crime composite), dans lequel le réalisateur décrit les dérapages comme une forme de terrorisme de rue (irhāb al-shawāri’). À l’ère d’al-Qā‘ida, être un clodo, un punk ou un dur n’est plus assez désirable ou blâmable. Les mfaḥḥaṭīn se doivent désormais d’être des terroristes (irhābiyūn)." (…)
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