"Depuis les années 1980, la société « tient » de moins en moins bien dans les catégories à travers lesquelles les institutions prétendent l’enregistrer, la mesurer et agir sur elle. La crise de la représentation politique est, de façon souterraine, solidaire de l’affaiblissement des formes statistiques qui donnaient une ossature au monde social.
La méfiance que les individus manifestent parfois à l’égard des hommes politiques, des journalistes, des experts ou des syndicalistes a pour soubassement le refus de se laisser enfermer dans des classifications préalablement définies.
C’est précisément pour faire droit à cette revendication de singularité qu’un vaste processus de réinvention des techniques statistiques s’est mis en branle pour calculer la société sans catégoriser les individus. Les nouveaux calculs numériques partent des traces d’activités des personnes, mais ne cherchent pas à en inférer des caractéristiques relatives à des phénomènes plus vastes permettant à la société tout entière de se représenter et de se comprendre.
Les catégories statistiques traditionnelles ne déshabillent pas les individus et instaurent des mécanismes de mutualisation des risques pour faire face à l’incertitude des comportements individuels. Désormais, assurent les promoteurs des nouveaux calculs, il va être possible de connaître avec précision les destins individuels et de s’adresser aux individus en s’affranchissant de la solidarité collective. (...)
Les agrégats de la statistique sociale n’accrochent plus sur nos sociétés : ils ne permettent plus ce va-et-vient des individus vers une totalité qui les représente et à laquelle ils s’identifient. Alors que les statistiques n’ont jamais été aussi présentes, elles sont de plus en plus fréquemment contestées. (...)
Si les calculs deviennent de plus en plus conquérants, c’est aussi parce que la société ne se laisse plus aussi facilement mesurer." (...)
Extraits de « À quoi rêvent les algorithmes ? Nos vies à l’heure des big data » de Dominique Cardon.