On peut aussi faire l'hypothèse que ce mouvement soit amplifié par une volonté de décrocher du virtuel pour remettre les mains dans le cambouis, comme en parle si bien Matthew B. Crawford dans son incontournable et jouissif "Éloge du carburateur - Essai sur le sens et la valeurs du travail" dont je vous propose de larges extraits de l'introduction ci-dessous.
"(...) La disparition des outils de notre horizon éducatif est le premier pas sur la voie de l’ignorance totale du monde d’artefacts que nous habitons. De fait, il s’est développé depuis quelques années dans le monde de l’ingénierie une nouvelle culture technique dont l’objectif essentiel est de dissimuler autant que possible l’intérieur des machines. Le résultat, c’est que nombre des appareils que nous utilisons dans la vie de tous les jours sont devenus parfaitement indéchiffrables. Soulevez le capot de certaines voitures (surtout si elles sont de marque allemande) et, en lieu et place du moteur, vous verrez apparaître quelque chose qui ressemble à l’espèce d’obélisque lisse et brillant qui fascine tellement les anthropoïdes au début du film de Stanley Kubrick 2001 : L’Odyssée de l’espace. Bref, ce que vous découvrez, c’est un autre capot sous le capot. Cet art de la dissimulation a bien d’autres exemples. (...)
Ce déclin de l’usage des outils semble présager un changement de notre relation avec le monde matériel, débouchant sur une attitude plus passive et plus dépendante. Et, de fait, nous avons de moins en moins d’occasions de vivre ces moments de ferveur créative où nous nous saisissons des objets matériels et les faisons nôtres, qu’il s’agisse de les fabriquer ou de les réparer. Ce que les gens ordinaires fabriquaient hier, aujourd’hui ils l’achètent; et ce qu’ils réparaient eux-mêmes, ils le remplacent intégralement ou bien louent les services d’un expert pour le remettre en état, opération qui implique souvent le remplacement intégral d’un appareil en raison du dysfonctionnement d’une toute petite pièce.
(...) Cet ouvrage plaide pour un idéal qui s’enracine dans la nuit des temps mais ne trouve plus guère d’écho aujourd’hui : le savoir-faire manuel et le rapport qu’il crée avec le monde matériel et les objets de l’art. Ce type de savoir-faire est désormais rarement convoqué dans nos activités quotidiennes de travailleurs et de consommateurs, et quiconque se risquerait à suggérer qu’il vaut la peine d’être cultivé se verrait probablement confronté aux sarcasmes du plus endurci des réalistes : l’économiste professionnel. Ce dernier ne manquera pas, en effet, de souligner les « coûts d’opportunité » de perdre son temps à fabriquer ce qui peut être acheté dans le commerce. (...)
(...) Ce livre n’est pas vraiment un livre d’économie; il s’intéresse plutôt à l’expérience de ceux qui s’emploient à fabriquer ou réparer des objets. Je cherche aussi à comprendre ce qui est en jeu quand ce type d’expérience tend à disparaître de l’horizon de nos vies. Quelles en sont les conséquences du point de vue de la pleine réalisation de l’être humain? L’usage des outils est-il une exigence permanente de notre nature? Plaider en faveur d’un renouveau du savoir-faire manuel va certainement à l’encontre de nombre de clichés concernant le travail et la consommation ; il s’agit donc aussi d’une critique culturelle. Quelles sont donc les origines, et donc la validité, des présupposés qui nous amènent à considérer comme inévitable, voire désirable, notre croissant éloignement de toute activité manuelle ? (...)"
"(...) Si je raconte ici ma propre histoire, ce n’est pas parce que je crois qu’elle sort de l’ordinaire, mais au contraire parce que je pense qu’elle est assez banale. Je veux rendre justice à certaines intuitions qui sont partagées par beaucoup de gens, mais qui n’ont pas suffisamment de légitimité publique. Tel est le sujet de ce livre: j’ai toujours éprouvé un sentiment de créativité et de compétence beaucoup plus aigu dans l’exercice d’une tâche manuelle que dans bien des emplois officiellement définis comme «travail intellectuel». Plus étonnant encore, j’ai souvent eu la sensation que le travail manuel était plus captivant d’un point de vue intellectuel. Cet ouvrage est donc une tentative de comprendre pourquoi.(...)"
Si on fait l'hypothèse que cette analyse sur un désir du retour au travail manuel se trouve démultiplié par le mouvement des makers et l'émergence tout azimut de fab lab et l'émergence de nouveaux types de lieux mi-usine/mi-campus (voir là), alors ...
Alors on doit aussi faire l'hypothèse que cette nouvelle révolution industrielle devrait entraîner une révolution d'une partie de notre habitat - voir "Et si c'était le travail et le garage qui devaient enfin révolutionner l'habitat ?"
Et on peut aussi se demander si le projet "Industrial Platform for Housing" ci-dessous ne fait pas partie de ces nouvelles approches de l'habitat et des lieux de travail que nous allons devoir imaginer pour les décennies à venir.
On est avec ce projet dans la lignée de "Sans Usine Fixe" et de "Mobifactory, l'usine nomade du futur ?"
Voir là.