Tuesday, September 06, 2016

LE MÊME MONDE

(...) "Il se souvient de son dernier voyage au Kurdistan irakien. Lorsqu’il était allé former le groupe de la jeune Shaveen. Au retour, son vol avait fait escale à Vienne. Les heures passées dans cette aérogare, il s’en souvient… Il quittait Erbil et les camps d’entraînement kurdes. Il quittait le regard droit de Shaveen qui se battait parce que sa sœur avait été enlevée par Daech lors de la prise du mont Sinjar. Il quittait les camps de réfugiés, avec toutes ces mères qui ont le visage épuisé et contemplent leurs enfants qui jouent dans la boue en se maudissant de n’avoir rien d’autre à leur offrir. Il avait quitté tout cela et deux heures plus tard à peine, d’un coup, en sortant de l’avion, alors que sa veste avait encore l’odeur du Kurdistan, les duty free à perte de vue, les valses de Vienne en musique d’ambiance dans tous les couloirs. C’était le mois de décembre, alors bien sûr les jouets en tête de gondole et les faux pères Noël aussi… Il avait été tétanisé, ne sachant plus que faire, ne pouvant ni parler, ni avaler quoi que ce soit. C’est le même monde. À deux heures de vol à peine. Le même monde : cette vendeuse aux cheveux nattés à la robe tyrolienne ridicule avec décolleté pigeonnant, pour que les hommes d’affaires s’arrêtent et achètent une boîte de chocolats ou un saucisson sous cellophane, vit dans le même monde que Shaveen, fusil automatique en bandoulière, ou que les gamins pieds nus du camp de Kawergosk, qui n’ont pas encore compris, parce qu’ils sont trop petits, que leur mère est en train de s’assécher, chaque jour qui passe, et qu’elle n’aura bientôt plus de sourire en elle. C’est le même monde, laid d’être si différent, côte à côte. Et la vendeuse aux nattes blondes qui bat légèrement le rythme de cette valse de supermarché ne se doute pas de l’existence de Shaveen, comme les peshmergas n’ont pas le temps de penser qu’il existe peut-être un endroit où les montres sont en piles dans des boîtes en plastique et où l’on vend des saucissons en musique. Passer de l’un à l’autre, c’est ce qui est le plus dur." (...)
Extrait du très beau "Écoutez nos défaites" de Laurent Godé

Sur la violence sociale et silencieuse des aéroports, lire "Muscat / Dubai / Muscat"