Deux attitudes qui s'incarnent aujourd'hui dans deux ouvrages que tout oppose.
Côté fascination, citons le nouvel opus (en anglais) de Rem Koolhaas, "Al Manakh", présenté à Dubaï en mai dernier et qui est une véritable ode à la croissance urbaine des différents émirats locaux. Si le bouquin fait une bonne synthèse de l'histoire et trace quelques lignes d'horizons à travers, essentiellement, des projets de l'agence OMA, n'attendez par contre aucune distance critique ni politique par rapports aux régimes locaux. Tout comme dans ses réflexions sur la Chine, l'architecte hollandais reste très très discret sur toutes les limites démocratiques de cette croissance débridée. Le problème c'est qu'il y a un moment où parler du développement d'une ville sans évoquer son contexte économique et social aboutît à des ouvrages relevant plus de la plaquette de promoteur qu'à un vrai travail de réflexions. Koolhaas nous avait habitué à mieux.
Si vous voulez une véritable analyse sociale et politique sur Dubaï, plongez vous plutôt dans le dernier Mike Davis, "Le Stade Dubaï du capitalisme" (ed. Les Prairies ordinaires) qui vient de sortir en France. Un Dubaï présenté comme le "fruit de la rencontre improbable d'Albert Speer et de Walt Disney sur les rives d'Arabie." Redoutable formule qui n'est pas sans rappeler celle de William Gibson sur Singapour présentée comme un "Disneyland avec la peine de mort"
Ci-dessous, extrait du très brillant et très stimulant livre de Mike Davis.
"Du point de vue d’un promoteur immobilier, cette monstrueuse caricature futuriste est simplement un argument de vente à l’adresse du marché mondial. L’un d’entre eux confiait ainsi au Financial Times : « Sans Burj Dubai, le Palmier ou l’Île-Monde, franchement, qui parlerait de Dubaï aujourd’hui ? Il ne s’agit pas simplement de projets extravagants, à prendre isolément. Tous ensemble, ils contribuent à construire une marque. »Mike Davis- Le Stade Dubaï du capitalisme (ed. Les Prairies ordinaires - oct 2007)
Et, à Dubaï, on adore les propos flatteurs d’architectes ou d’urbanistes de renom comme George Katodrytis : « Dubaï est le prototype de la ville post-globale, dont la fonction est plutôt d’éveiller des désirs que de résoudre des problèmes… Si Rome était la “ville éternelle” et Manhattan l’apothéose de l’urbanisme hyper-dense du XXe siècle, Dubaï peut être considérée comme le prototype émergent de la ville du XXIe siècle : une série de prothèses urbaines et d’oasis nomades, autant de villes isolées gagnant sur la terre et sur l’eau. »
Dans cette quête effrénée des records architecturaux, Dubaï n’a qu’un seul véritable rival : la Chine, un pays qui compte aujourd’hui 300 000 millionnaires et devrait devenir d’ici quelques années le plus grand marché mondial du luxe (de Gucci à Mercedes). Partis respectivement du féodalisme et du maoïsme paysan, l’émirat et la République populaire sont tous deux parvenus au stade de l’hypercapitalisme à travers ce que Trotsky appelait la « dialectique du développement inégal et combiné ».
Comme l’écrit Baruch Knei-Paz dans son admirable précis de la pensée de Trotsky : « Au moment d’adopter de nouvelles structures sociales, la société sous-développée ne les reproduit pas sous leur forme initiale, mais saute les étapes de leur évolution et s’empare du produit fini. En réalité, elle va encore plus loin ; elle ne copie pas le produit tel qu’il existe dans les pays d’origine mais son “idéal-type”, précisément parce qu’elle peut se permettre d’adopter directement ces nouvelles formes au lieu de repasser toutes les phases du processus de développement. Ce qui explique pourquoi les dites nouvelles formes ont une plus grande apparence de perfection dans une société sous-développée que dans une société avancée. Dans cette dernière, elles n’offrent en effet qu’une approximation de l’idéal, dans la mesure où elles ont évolué peu à peu et de façon aléatoire, limitées par les contraintes de l’expérience historique».
Dans le cas de Dubaï et de la Chine, le télescopage des diverses et laborieuses étapes intermédiaires du développement économique a engendré une synthèse « parfaite » de consommation, de divertissement et d’urbanisme spectaculaire à une échelle absolument pharaonique. Véritable compétition d’orgueil national entre Arabes et Chinois, cette quête effrénée de l’hyperbole a évidemment des précédents, telle la fameuse rivalité entre la Grande-Bretagne et l’Allemagne impériale pour construire des cuirassés dans les premières années du XXe siècle.
Mais peut-on parler d’une stratégie de développement économique soutenable ? Les manuels diraient sans doute que non. À l’époque moderne, le gigantisme architectural est généralement le symptôme pervers d’une économie en état de surchauffe spéculative. Dans toute leur arrogance verticale, l’Empire State Building ou feu le World Trade Center sont les pierres tombales de ces époques de croissance accélérée."
Pour aller plus loin voir aussi : Evil Paradises - Dreamworld of neoliberalism - édité par Mike Davis et Daniel Bertrand Monk.