Monday, March 19, 2012

FUIR

"Serait-ce jamais fini avec Marie ? L’été précédent notre séparation, j’avais passé quelques semaines à Shanghai, ce n’était pas vraiment un déplacement professionnel, plutôt un voyage d’agrément, même si Marie m’avait confié une sorte de mission (mais je n’ai pas envie d’entrer dans les détails). Le jour de mon arrivée à Shanghai, Zhang Xiangzhi, relation d’affaires de Marie, vint m’accueillir à l’aéroport. Je ne l’avais vu qu’une fois auparavant, à Paris, dans les bureaux de Marie, mais je le reconnus tout de suite, il était en conversation avec un policier en uniforme juste derrière les guérites de contrôle des passeports. Il devait avoir une quarantaine d’années, les joues rondes, les traits empâtés, la peau lisse et cuivrée, et portait des lunettes de soleil très noires qui couvraient le haut de son visage.
Nous attendions ma valise en bordure du tapis roulant et nous avions à peine échangé quelques mots en mauvais anglais depuis mon arrivée qu’il m’offrit un téléphone portable. Present for you, me dit-il, ce qui me plongea dans une extrême perplexité. Je ne comprenais pas très bien l’urgence qu’il y avait à me doter d’un téléphone portable, un portable d’occasion, assez moche, gris terne, sans emballage ni mode d’emploi. Pour me localiser en permanence, surveiller mes déplacements et me garder à l’œil ? Je ne sais pas. Je le suivais en silence dans les couloirs de l’aéroport, et je ressentais une inquiétude diffuse, encore renforcée par la fatigue du voyage et la tension d’arriver dans une ville inconnue. (...)

Passées les portes en verre coulissantes de l’aéroport, Zhang Xiangzhi fit un bref appel muet de la main et une Mercedes grise flambant neuve vint se garer devant nous au ralenti. Il s’installa au volant, laissant le chauffeur, un jeune type à la présence fluide qui frôlait l’inexistence, monter à l’arrière après avoir rangé ma valise dans le coffre. Assis au volant, Zhang Xiangzhi m’invita à le rejoindre, et je pris place à côté de lui dans un confortable siège à accoudoirs en cuir crème qui puait un peu le neuf, tandis qu’il jouait avec une touche digitale pour régler la climatisation, qui se mit à vibrer doucement dans l’habitacle. Je lui remis l’enveloppe en papier kraft que Marie m’avait confiée pour lui (qui contenait vingt-cinq mille dollars en liquide). Il l’ouvrit, fit glisser le pouce sur le tranchant des coupures pour recompter rapidement les billets et referma l’enveloppe, qu’il rangea dans la poche arrière de son pantalon. Il boucla sa ceinture de sécurité, et nous quittâmes lentement l’aéroport pour prendre l’autoroute en direction de Shanghai.

Nous ne disions rien, il ne parlait pas français et très mal anglais. Il portait une chemisette grisâtre à manches courtes, avec une chaînette en or autour du cou et un pendentif en forme de griffe ou de serre de dragon stylisée. Je tenais toujours sur mes genoux le téléphone portable qu’il m’avait offert, je ne savais qu’en faire et je me demandais pourquoi on me l’avait donné (simple cadeau de bienvenue en Chine ?). Je n’ignorais pas que Zhang Xiangzhi menait depuis quelques années des opérations immobilières en Chine pour le compte de Marie, peut-être douteuses et illicites, locations et ventes de baux commerciaux, rachats de surfaces constructibles dans des zones désaffectées, le tout vraisemblablement entaché de corruption et de commissions occultes. Depuis ses premiers succès en Asie, en Corée et au Japon, Marie s’était implantée à Hongkong et à Pékin et avait souhaité acquérir de nouvelles vitrines à Shanghai et dans le Sud du pays, avec des projets déjà bien avancés d’ouvrir des succursales à Shenzen et à Canton. Mais, jusqu’à présent, je n’avais jamais entendu dire que ce Zhang Xiangzhi était lié au crime organisé.

Arrivé à l’hôtel Hansen, où une chambre m’avait été réservée, Zhang Xiangzhi gara la Mercedes dans la cour privée intérieure et alla prendre ma valise dans le coffre pour me guider jusqu’à la réception. Il n’était en rien à l’origine de la réservation de la chambre, qui avait été faite depuis Paris par une agence de voyage (une formule Escapade d’une semaine, voyage et hôtel compris, à laquelle j’avais fait ajouter une semaine de séjour supplémentaire pour mon propre agrément), mais il prenait tout en mains et ne me laissait aucune initiative. Il me fit asseoir dans un canapé à l’écart et se présenta seul à la réception pour enregistrer mon arrivée. "

(...) "Nous étions dans Pekin, mais peut-être avions-nous jamais quitté Pékin et ses multiples ceintures de périphériques circulaires, son vaste réseau autoroutier labyrinthique, et nous suivions une étroite voie rapide suspendue balisée de hautes glissières de sécurité par delà lesquelles on apercevait des silhouettes de bâtiments éteints, de ponts et de parcs dans les ténèbres"

Il y eut alors, venant de loin, et qui gagnait du terrain, l'émergence d'un son de sirène de police, encore lointaine, presque abstraite, qui se rapprochait de nous inexorablement, que nous entendions de mieux en mieux, qui grandissait dans l'air, et même de plusieurs sirènes de police, peut-être d'un convoi, et essayant, d'accélérer encore - mais la moto s'emballait dans ce surplace perpétuel, sollicité au delà de ce qu'elle pouvait donner et ne produisant rien de plus qu'un son étranglé de bécane trafiquée qui montait furieusement dans la nuit dans le vrombissement du moteur et les hurlements du pot d'échappement - , le bruit des sirènes fondait sur nous et nous rattrapait et je m'attendais à tout moment à voir surgir derrière nous la lueur bleutée d'un gyrophare, nous dépassant latéralement et aveuglant nos trois visages effarés dans la nuit. Nous quittâmes le périphérique pour échapper à nos poursuivants, freinâmes pour descendre la rampe d'accès d'un échangeur, mais les sirènes nous poursuivaient toujours, qui paraissaient se multiplier dans l'espace et provenir de partout à la fois, comme ces multiples voitures de police qui convergent à tombeau ouvert vers le théatre d'un accident, et , alors que je m'attendais à voir le ciel sombre balayé par des éclairs de gyrophares bleus, ce fut un cortège de lumières rouges qui apparut soudain devant nous à la sortie du périphérique. Nous étions entrés dans une rue animée de restaurants de crabes et d'écrevisses" (...)
Extraits de l'impeccable "Fuir" de Jean-Philippe Toussaint.