(…) "Vers 18h30, tout le monde s’engouffrait lentement dans le minibus quand le M-Phone de Doris signala un flash d’actualités. « Attentats au port de Rotterdam. Douze morts, cinquante blessés, bilan provisoire.» Pendant que les autres changeaient de chaussures et demandaient au chauffeur de monter le volume du morceau de techno, Katrin effleura son M-Phone pour visionner le clip d’une minute vingt. Un long panache de fumée noire sortait d’une tour de contrôle éventrée par une explosion, et la légende indiquait «Botlek Center». Dans une autre séquence, deux supertankers, arrivés du Golfe après vingt-neuf jours de mer, gisaient coques retournées et presque coupées en deux, bloquant sur toute la largeur le canal noirci de pétrole et de débris calcinés. Le ciel délavé fourmillait d’hélicoptères et de câbles. " (…)
(…) " Sur CNN, une multitude de logos clignotaient, et le bandeau du bas de l’écran titrait: «Deux attentats à São Paulo: destruction des bâtiments du BM&F Bovespa et de trois héliports. » (…)
(…) Selon toute probabilité, la plate-forme informatique Mega Bolsa et le Global Trading System étaient anéantis. Quant aux héliports détruits, ils paralyseraient une partie du trafic de la ville, mais sans conséquences lourdes. Personne ne s’expliquait une telle faille dans la sécurité du pâté de maisons abritant la troisième Bourse mondiale. (…)
(…) Le lendemain matin, le réveil face aux 320 morts de Shanghai fit l’effet d’un serpent glissé sous ses draps. On avait cette fois visé trois des plus grands centres commerciaux de l’artère de Nanjing Road, haut lieu de la consommation chinoise. Les explosions s’étaient produites simultanément, en milieu d’après-midi. Le bilan était lourd, les blessés innombrables, des dizaines de personnes restaient disparues sous les décombres. On comptait plus de trente nationalités parmi les victimes, et chaque correspondant local dénombrait les siennes." (…)
(…) "La plupart des chaînes passaient sans discontinuer les images des trois attentats. (...) Pour s’y retrouver, une grande chaîne européenne avait conçu un logo pour chacun des attentats : la silhouette épurée d’un pétrolier brisé en deux pour Rotterdam, un tas de ruines surmonté de chiffres pour la Bourse de São Paulo et l’idéogramme signifiant Shanghai éclaté en trois morceaux." (…)
(…) "Après quelques tâtonnements, les journalistes anglophones, friands de formules de deux mots, se fixèrent médiocrement sur le terme de Big Three, trois attaques dans la même semaine, celles dont on n’avait pas besoin, disait-on pudiquement. Puis les médias inventèrent l’appellation qui s’est imposée depuis : Black February. La concomitance des attentats frappa l’économie de plein fouet, alors que s’achevait une grave crise de la finance chinoise qui avait miné la croissance américaine, et que la production pétrolière avait depuis longtemps atteint son plateau. Dans les jours qui suivirent, les premiers effets notables furent une chute de près de 60 % du trafic aérien, la pire du XXIe siècle."(…)
(…) "Le pétrole renchérissait comme jamais. Il devait à présent se cacher, être escorté, entouré des fastes dus à un souverain. Les flambées des années 1970 ou 2000 paraissaient dérisoires. Le baril avait atteint les 310 dollars et n’en démordait pas depuis près de six mois. Du fond de ses chambres d’hôtel, Katrin, fascinée, regardait les diagrammes clignotants des experts expliquant les lois de la formation des prix, soulignant que le monde avait basculé dans une ère inédite de récession. Elle voulait comprendre la valse des chiffres. La demande et la spéculation étaient telles que le marché spot menait la danse, transactions de gré à gré à court terme, contrebalancées par les pressions des États et les nationalisations de plusieurs grandes compagnies pétrolières." (…)
(…) "Le mouvement était devenu suspect. Les attentats avaient durci les lois antiterroristes, la plupart des moteurs thermiques, voitures et avions, restaient cloués au sol. (...) Les transports collectifs bénéficièrent du triple des crédits autrefois accordés à la route. On s’avisa que la plupart des emplois pouvaient en partie être exercés à domicile, que la semaine de quatre jours était idéale pour les enfants et l’équilibre personnel, puisqu’elle permettait d’économiser des millions de barils." (…)
(…) "Le long des ex-grands axes, les marginaux et les sourds repeignaient leurs crépis noircis, n’avaient plus à fermer les triples vitrages et à hurler sur les enfants qui jouaient au ballon sur le bitume ; partout, l’étalement urbain était gommé par les bulldozers, les banlieues lointaines remplacées par des jardins communautaires, des parcs, des forêts haut de gamme ; les villes se pelotonnaient, prises dans une force centripète; des pionniers de l’exode urbain aidaient à retaper de vieilles fermes auxquelles une quatre-voies avait autrefois ôté toute dignité; municipalités et agents immobiliers écumaient les terrains nouvellement constructibles, les immeubles soudain vivables, s’arrachaient les parcelles désormais agréables autour des aéroports ; avec des allures de princes, les sans-domicile défendaient contre la spéculation leurs taudis de chiffons et de journaux cimentés sous l’échangeur autoroutier; comme les touristes, les matières premières peinaient à voyager ; les mains des chauffeurs de poids lourds mollissaient dans leurs poches, des guichets leur parlaient de reconversion dans le tourisme vert, alors qu’ils s’étaient habitués à leurs familles perdues dans les plis de la carte, les accueillant en messies hebdomadaires, dispensés de sermons et de morale ; la nuit, les agriculteurs n’écoutaient plus la radio dans la cabine du tracteur diesel, et se contentaient d’égratigner lentement leurs champs pour des semis sans labour ; les éleveurs regardaient à nouveau dans les yeux les cochons déconcentrés et considéraient même les veaux bon marché qu’ils laissaient courir une heure par jour, par désœuvrement ; de loin en loin, des cratères et des carrières, des forêts écorchées de toutes parts témoignaient de la quête d’hydrocarbures, des sels et des pelles employés à faire dégorger l’écorce, à exhumer ces végétaux et animaux tombés au fond des océans." (…)
(…) "Le quotidien, la conversation, la pensée, la politique, les désirs humains étaient à ce point restés mouillés par le fun des hydrocarbures, le beat du global village, que dans les pays les plus gâtés, les plus douillets, États-Unis en tête, la pénurie eut des allures d’atteinte à la démocratie, de putsch des choses contre les hommes. Contraints de parler leur langue et de demeurer sur leur terre natale, la plupart s’estimaient assignés à résidence ; la mise en veilleuse des moteurs fut une arrestation générale, l’extinction des lumières la nuit, une veillée funèbre." (…)
(…) "Affolant les marchés, Black February avait été le catalyseur de toutes les raretés. Toujours moins d’énergies fossiles, d’eau pure et de métaux pour s’amuser et progresser. La panique, l’explosion des prix, la paralysie des véhicules imposèrent la pax rustica aux pays industrialisés, une paix qui faisait la joie des esthètes réactionnaires, des philanthropes avant-gardistes, des Cassandre de tous bords, d’écologistes pleins de rancœur, de tout ce qui vivait de symboles néo-testamentaires et de rhétorique moralisatrice.
Mais les foules démocratiques, hystériques, obsessionnelles, surinformées et velléitaires, tripes et sexes confits de vitesse, de plaisirs cosmopolites et de publicités, n’en finissaient pas de ressasser la fin de la récréation. Elles flétrissaient leurs dirigeants, leurs experts, reprochaient à leurs parents d’avoir osé leur léguer ce monde de frustrations, accusaient leurs enfants d’exister, de continuer à manger et respirer, se flagellaient elles-mêmes dans des tribunes indéfiniment recyclées, dans des auto-interviews télévisées, dans des séances de psychanalyse durable, et sur plus de blogs indignés qu’il n’y avait de vivants sur terre. Le pétrole leur infligeait le manque comme autrefois les jouissances, avec cette même brutalité de liquidateur, exauçant ou éradiquant les souhaits les plus profonds.
L’opinion publique était bien injuste, car on lui avait rendu service. Seul Black February, seuls ces grands communicants qu’étaient les terroristes avaient réalisé que l’humanité, irrévocablement cinéphile, s’était lassée de comprendre les menaces et demandait à vivre le film de la catastrophe." (…)
(...)Chose promise, chose due.
L’effondrement des écosystèmes, amorcé dans les années 1970, n’avait pas suffi – trop « cinéma muet ».
Les crues, les cyclones, les sécheresses et les pollutions étaient trop anonymes – trop «films d’auteur» –, même le spectaculaire déménagement du New York Stock Exchange au Garden State (New Jersey), suite aux inondations inquiétantes de Manhattan.
L’unanimité des experts, les extrapolations des courbes n’avaient pas davantage satisfait la pulsion scopique – trop « documentaires ».
Il avait fallu grimer les limites terrestres en agression d’origine humaine pour créer la transcendance nécessaire au grand sursaut, aux ruptures, aux privations. Il avait fallu ce coup de pouce afin que les Terriens prennent leur peur au sérieux et se mobilisent pour leur survie; qu’importent les menaces, ils avaient toujours besoin d’ennemis pour agir. Dans une douleur sans nom, hurlant de rage, ils revinrent sur terre et commencèrent à vivre selon leurs moyens." (…)
Ces longs passages sont extraits des premières pages de l'excellent et très stimulant "Brut" de Dalibor Frioux. Une superbe uchronie à lire absolument pour penser le monde de demain.
Plus, là, et lire le très bon interview de l'auteur, là dont j'ai tiré les quelques lignes ci-dessous.
"Le pétrole est véritablement l’énergie qui a changé le monde, mais on l’occulte, on ne le voit plus du tout . Nous avons une dépendance quasi métaphysique au pétrole. Le monde est habitué à une unité de base qui est l’explosion, dans les moteurs, qui s’est répandue avec une densité phénoménale sur notre planète, comme odeur, comme bruit, comme puissance. On parle du nucléaire, mais il n’a pas créé une société à l’échelle mondiale, alors que le pétrole est un fait social mondial. Il est partout, ne serait-ce que dans cette pâte à modeler pour adultes qu’on appelle le plastique. Or comme beaucoup, j’ai le sentiment de la fin d’une époque, de la fin de la dépense énergétique à tout crin."Sur ce sujet de la fin du pétrole, voir l'excellent blog "Oil Man".
Voir aussi, "Mad Max comme futur ?", là et là.