"Oui, nous vivons un période comparable à l’aurore de la paideia, après que les Grecs apprirent à écrire et démontrer ; comparable à la Renaissance qui vit naître l’impression et le règne du livre apparaître ; période incomparable pourtant, puisqu’en même temps que ces techniques mutent, le corps se métamorphose, changent la naissance et la mort, la souffrance et la guérison, l’être-au-monde lui-même, les métiers, l’espace et l’habitat.Ces quelques lignes sont de Michel Serres extraites d'un superbe texte généreux et intelligent sur les nécessaires nouvelles façons de devoir penser le monde. Le texte est titré "Petite poucette" et il est téléchargeable, là.
Face à ces mutations, sans doute convient-il d’inventer d’inimaginables nouveautés, hors les cadres désuets qui formatent encore nos conduites et nos projets.
Nos institutions luisent d’un éclat qui ressemble, aujourd’hui, à celui des constellations dont l’astrophysique nous apprit jadis qu’elles étaient mortes déjà depuis longtemps.
Pourquoi ces nouveautés ne sont-elles point advenues ? J’en accuse les philosophes, dont je suis, gens qui ont pour métier d’anticiper le savoir et les pratiques à venir, et qui ont, comme moi, ce me semble, failli à leur tâche.
Engagés dans la politique au jour le jour, ils ne virent pas venir le contemporain."
Pour aller plus loin, voir aussi "Petite Poucette, la génération mutante", interview de Michel Serres paru dans Libé, et dont je ressors ces passages.
"(...) On a construit la Grande Bibliothèque au moment où l’on inventait Internet ! Ces grandes tours sur la Seine me font penser à l’observatoire qu’avaient fait construire les maharajahs à côté de Delhi, alors que Galilée, exactement à la même époque, mettait au point la lunette astronomique. Aujourd’hui, il n’y a que des singes dans l’observatoire indien. Un jour, il n’y aura plus que des singes à la Grande Bibliothèque. (...)
(...) Ce que l’on sait avec certitude, c’est que les nouvelles technologies n’activent pas les mêmes régions du cerveau que les livres. Il évolue, de la même façon qu’il avait révélé des capacités nouvelles lorsqu’on est passé de l’oral à l’écrit. Que foutaient nos neurones avant l’invention de l’écriture ? Les facultés cognitives et imaginatives ne sont pas stables chez l’homme, et c’est très intéressant. C’est en tout cas ma réponse aux vieux grognons qui accusent Petite Poucette de ne plus avoir de mémoire, ni d’esprit de synthèse. Ils jugent avec les facultés cognitives qui sont les leurs, sans admettre que le cerveau évolue physiquement. (...)
(...) La seule façon d’aborder les conséquences de tous ces changements, c’est de suspendre son jugement. Les idéalistes voient un progrès, les grognons, une catastrophe. Pour moi, ce n’est ni bien ni mal, ni un progrès ni une catastrophe, c’est la réalité et il faut faire avec. Mais nous, adultes, sommes responsables de l’être nouveau dont je parle, et si je devais le faire, le portrait que je tracerais des adultes ne serait pas flatteur. Petite Poucette, il faut lui accorder beaucoup de bienveillance, car elle entre dans l’ère de l’individu, seul au monde. Pour moi, la solitude est la photographie du monde moderne, pourtant surpeuplé."