Monday, May 06, 2013

VERS UNE DRONISATION DU MONDE ?

"Le lexique officiel de l’armée américaine définit le drone comme un « véhicule terrestre, naval ou aéronautique, contrôlé à distance ou de façon automatique ». Le peuple des drones ne se compose pas seulement d’objets volants. Il peut y en avoir d’autant de sortes qu’il y a de familles d’armes : drones terrestres, drones marins, drones sous-marins, et même drones souterrains, imaginés sous la forme de grosses taupes mécaniques. Tout véhicule, tout engin piloté peut être « dronisé » à partir du moment où il n’y a plus d’équipage humain à son bord. 
Un drone peut être contrôlé soit à distance, par des opérateurs humains – principe de télécommande –, soit de façon autonome, par des dispositifs robotiques – principe de pilotage automatique. En pratique, les drones actuels combinent ces deux modes de contrôle. Les armées ne disposent pas encore de « robots létaux autonomes » opérationnels, même si, comme nous le verrons, il existe des projets avancés en ce sens. 
« Drone » est surtout un mot de la langue profane. Dans leur jargon, les militaires recourent à une autre terminologie. Ils parlent plutôt de « véhicule aérien sans équipage » (« Unmanned Aerial Vehicle », UAV) – ou de « véhicule aérien de combat sans équipage » (« Unmanned Combat Air Vehicle », UCAV), selon que l’engin est ou non muni d’armes. 
Ce livre se focalise sur le cas des drones armés volants, ceux qui servent actuellement à mener les frappes dont la presse se fait régulièrement l’écho, ceux que l’on appelle les drones « chasseurs-tueurs » 
Leur histoire est celle d’un œil devenu arme : « nous sommes passés d’un usage des UAV centré à l’origine sur des tâches de renseignement, de surveillance et de reconnaissance [...] à une véritable fonction ‘‘chasseur-tueur’’ avec le Reaper » – en français, « la faucheuse » – un nom qui, ajoutait ce général de l’Air Force, « capture bien la nature létale de ce nouveau système d’armes». Engins de surveillance aérienne devenus machines à tuer, la meilleure définition des drones est sans doute celle-ci : « des camescopes volants, de haute résolution, armés de missiles».
Un officier de l’Air force, David Deptula, en a énoncé la maxime stratégique fondamentale : « Le véritable avantage des systèmes d’aéronefs sans pilote, c’est de permettre de projeter du pouvoir sans projeter de vulnérabilité. » « Projeter du pouvoir » doit surtout s’entendre ici au sens de déployer la force militaire hors des frontières. C’est la question de l’intervention militaire à l’étranger, problème du pouvoir impérial : comment, depuis le centre, faire rayonner sa force sur le monde qui en forme la périphérie ? Très longtemps dans l’histoire des empires militaires, « projeter du pouvoir » a été synonyme « d’envoyer des troupes ». Mais c’est précisément cette équation qu’il s’agit désormais de briser. 
La préservation par le drone procède par retrait du corps vulnérable, par sa mise hors de portée. On peut y voir l’aboutissement d’un désir ancien, qui anime toute l’histoire des armes balistiques : accroître son allonge de sorte de pouvoir atteindre l’ennemi à distance, avant que celui-ci ne soit en mesure de le faire. Mais la spécificité du drone tient à ce qu’il joue sur un autre segment de distance. Entre la gâchette, sur laquelle on a le doigt, et le canon, d’où la balle va sortir, s’intercalent désormais des milliers de kilomètres. À la distance de la portée – distance de l’arme à sa cible – s’ajoute celle de la télécommande – distance de l’opérateur à son arme.
Mais « projeter du pouvoir » est aussi un euphémisme, qui recouvre le fait de blesser, de tuer, de détruire. Et faire cela « sans projeter de vulnérabilité » implique que la seule vulnérabilité exposée à la violence armée sera celle d’un ennemi réduit au statut de simple cible.  
Sous les atténuations de la rhétorique militaire, ce que l’on affirme en réalité, c’est, comme le déchiffre Elaine Scarry, que « la stratégie gagnante est celle dans laquelle la capacité de blesser ne s’exerce que dans une seule direction [...]. La définition initiale, qui semble opposer la non-blessure à la blessure, recouvre en fait plutôt une substitution : remplacer la capacité bidirectionnelle de blesser par un rapport de blessure unidirectionnelle. » En prolongeant et en radicalisant des tendances préexistantes, le drone armé opère un passage à la limite : pour qui fait usage d’une telle arme, il devient a priori impossible de mourir en tuant. La guerre, d’asymétrique qu’elle pouvait être, se fait absolument unilatérale. Ce qui pouvait encore se présenter comme un combat se convertit en simple campagne d’abattage. 
C’est aux États-Unis que l’usage de cette nouvelle arme se présente aujourd’hui sous sa forme la plus marquée. Voilà pourquoi j’emprunte à ce pays la plupart des faits et des exemples qui servent ici de base à mon développement. 
Les forces armées américaines disposent, au moment où j’écris de livre, de plus de 6 000 drones de différents modèles, dont plus de 160 drones Predator entre les mains de l’Air Force. Pour les militaires comme pour la CIA, l’emploi des drones chasseurs-tueurs s’est banalisé au cours de ces dix dernières années, au point de devenir routinier. Ces appareils sont déployés dans des zones de conflits armés, comme en Afghanistan, mais aussi dans des pays officiellement en paix, comme la Somalie, le Yémen, et surtout le Pakistan, où les drones de la CIA conduisent en moyenne une frappe tous les quatre jours. Les chiffres exacts sont très difficiles à établir, mais, pour ce seul pays, les estimations varient entre 2 640 et 3 474 tués entre 2004 et 2012. 
Cette arme connaît un développement exponentiel : le nombre de patrouilles de drones armés américains a augmenté de 1 200 % entre 2005 et 2011. Aux États-Unis, on forme aujourd’hui davantage d’opérateurs de drones que de pilotes d’avion de combat et de bombardier réunis. Alors que le budget de la défense était en baisse en 2013, avec des coupes dans de nombreux secteurs, les ressources allouées aux systèmes d’armes sans équipage connaissaient une augmentation de 30 %. Cette croissance rapide illustre un projet stratégique : la dronisation à moyen terme d’une part grandissante des forces armées américaines.
Le drone est devenu l’un des emblèmes de la présidence Obama, l’instrument de sa doctrine antiterroriste officieuse – « tuer plutôt que capturer » : plutôt que la torture et Guantanamo, l’assassinat ciblé et le drone Predator. 
Cette arme et cette politique font l’objet de débats quotidiens dans la presse américaine. Des mouvements militants anti-drones sont nés. L’ONU a ouvert une enquête sur l’usage des drones armés. Il s’agit autrement dit, selon l’expression consacrée, d’une question politique brûlante. 
Le propos de ce livre est de soumettre le drone à un travail d’investigation philosophique. Je me conforme en cela au précepte de Canguilhem : « La philosophie est une réflexion pour qui toute matière étrangère est bonne, et nous dirions volontiers pour qui toute bonne matière doit être étrangère. ». Si le drone se prête tout particulièrement à ce genre d’approche, c’est parce qu’il est un « objet violent non identifié » : dès que l’on essaie de le penser dans les catégories établies, un trouble intense se met à affecter des notions aussi élémentaires que celles de zone ou de lieu (catégories géographiques et ontologiques), de vertu ou de bravoure (catégories éthiques), de guerre ou de conflit (catégories à la fois stratégiques et juridico-politiques). C’est d’abord de ces crises d’intelligibilité que je voudrais essayer de rendre compte en mettant au jour les contradictions qu’elles expriment.  
À la racine de toutes, il y a l’élimination, déjà rampante, mais ici absolument radicalisée, de tout rapport de réciprocité. Cela constituerait la première dimension, analytique, de cette « théorie du drone ». Mais, au-delà de la formule, que peut bien signifier faire la théorie d’une arme ? En quoi peut consister un tel projet ? 
Une réflexion de la philosophe Simone Weil me sert ici de fil conducteur. « La méthode la plus défectueuse possible », avertissait-elle dans les années 1930, serait d’aborder la guerre, les phénomènes de violence armée, « par les fins poursuivies et non par le caractère des moyens employés». À l’opposé, « La méthode matérialiste consiste avant tout à examiner n’importe quel fait humain en tenant compte bien moins des fins poursuivies que des conséquences nécessairement impliquées par le jeu même des moyens mis en usage. » Plutôt que de hâter de chercher d’éventuelles justifications, plutôt, autrement dit, que de faire de la morale, elle conseillait de faire tout autre chose : commencer par démonter le mécanisme de la violence. Aller voir les armes, étudier leurs spécificités. Se faire donc d’une certaine manière technicien. Mais d’une certaine manière seulement, car l’objet de la recherche est à vrai dire moins un savoir technique qu’un savoir politique. Ce qui importe, c’est moins de saisir le fonctionnement du moyen pour lui-même que de repérer, à partir de ses caractéristiques propres, quelles vont en être les implications en retour pour l’action dont il est le moyen. L’idée serait que les moyens sont contraignants, et qu’à chaque sorte de moyen sont associés des jeux de contraintes spécifiques. Ils ne servent pas seule- ment à agir, ils déterminent aussi la forme de l’action, et il faut examiner en quoi.(...)"
Ces lignes sont extraites du passionnant "Théorie du Drone" du philosophe
Grégoire Chamayoupublié par 
La Fabrique. Précipitez vous dessus - achetez le ou volez le - mais lisez le, c'est brillant d'intelligence et cela dépasse évidement largement les seules questions stratégiques. Cet ouvrage est dans la lignée - tant par la qualité de ses analyses que par le sujet abordé (l'autonomie progressive des technologies) du jubilatoire "6 - Le Soulèvement des machines."

"Théorie du Droneest un excellent prolongement des réflexions développées par un autre philosophe, Frédéric Gros dans notre récent Atelier "C'est quoi demain la sécurité ?"

Mais "Théorie du Droneest aussi - et surtout - une excellente introduction à notre prochain Atelier du 24 mai prochain organisé autour de la question "Et si c'était les militaires qui inventaient la mobilité du futur ?", au cours duquel nous reviendrons sur les mutations récentes des guerres et des conflits et leurs influences sur nos façons de penser la mobilité.